brocciu corse fromage Histoire : Le Brocciu est le seul produit des filières d'élevage de Corse à faire l'objet d'une certification. Il bénéficie d'une Appellation d'Origine Protégée (AOP), au niveau communautaire, depuis le 12 juin 1996 et a fait l'objet d'un nouveau décret d'Appellation d'Origine Contrôlée (AOC) le 3 juin 1998. C'est un fromage fabriqué à partir du lactosérum ("petit lait") de chèvre et de brebis issu de la transformation fromagère insulaire. Ce produit est consommé sous deux formes : en l'état, comme fromage, ou bien comme ingrédient de diverses spécialités culinaires ou pâtissières traditionnelles de l'île. En l'état, il peut être affiné après avoir subi un salage en surface. Pour la cuisine ou la pâtisserie, on l'utilise soit frais, soit salé ou sec. Dans ce dernier cas, il faut alors le mettre à dessaler un certain temps avant sa mise en oeuvre. La production annuelle de Brocciu est estimée (1997) à environ 500 tonnes. Entre 150 et 250 tonnes sont produites par quelques 160 transformateurs fermiers (120 en brebis et 40 en chèvre) et 300 tonnes sont fabriquées par une vingtaine de laiteries, artisanales ou industrielles, à partir du lait de 450 apporteurs. L'essentiel de la production est vendu frais, localement. La Date Limite de Consommation ("DLC"), relativement courte jusqu'à la publication du nouveau décret d'AOC, semblait donc être un obstacle à une exportation importante hors de l'île. Le Laboratoire de Recherches sur le Développement de l'Elevage (INRA-SAD LRDE) accompagne depuis le début ces démarches de certification susceptibles de permettre un maintien ou une relance des activités d'élevage. Les travaux menés montrent clairement que l'obtention et la gestion d'une Appellation ne se réduisent pas à consigner des recettes "traditionnelles", qui seraient "garantes de l'authenticité" du produit, et à les transcrire en règles de fabrication. De l'Appellation d'Origine à l'Appellation d'Origine Contrôlée La montée en puissance de l'idée de certification du Brocciu coïncide avec le changement de stratégie des industriels de Roquefort en Corse. L'augmentation de la production laitière sur le continent les amène à suspendre la fabrication de Roquefort sur l'île et à engager une diversification de leur production. Ils décident notamment de valoriser eux-mêmes le lactosérum, auparavant rétrocédé aux éleveurs-apporteurs. Les producteurs fermiers décident alors de se défendre contre cette concurrence, qu'ils jugent déloyale, en demandant une certification du Brocciu fondée sur la recette de fabrication fermière traditionnelle. Une première Appellation d'Origine est accordée en 1983, mais elle va rapidement révéler ses insuffisances. Alors qu'elle impose effectivement des contraintes nouvelles aux producteurs fermiers, les lacunes et les imprécisions du texte du décret (concernant par exemple les matières premières mises en oeuvre ou le système de chauffage utilisé) sont mises à profit par certaines laiteries pour s'imposer davantage sur le marché dont on cherchait à les évincer. A ces difficultés, s'ajoutent bientôt celles liées aux nouvelles dispositions nationales (définition en 1988 du "fromage de lactosérum") et à l'harmonisation de la réglementation communautaire. Cette situation contraint les producteurs à transformer l'Appellation d'Origine en Appellation d'Origine Contrôlée sous peine de perdre toute protection juridique pour leur produit. Cela impose la création d'un syndicat interprofessionnel représentatif, qui réunisse ceux qui se combattaient hier : les producteurs fermiers, les coopératives laitières et les industriels. Ce sera, désormais, le lieu de discussion et d'élaboration des règles de gestion de la future AOC. Le processus obligé de négociation débouchera ainsi sur les premières décisions collectives définissant le produit et ses conditions de production, qui vont amener à constituer un dossier de demande de modification du décret de 1983. Après instruction par l'INAO, un nouveau décret, d'Appellation d'Origine Contrôlée, est signé, le 3 juin 1998. Il définit désormais les règles d'utilisation de la dénomination "Brocciu corse" ou "Brocciu". Questions techniques et enjeux socio-économiques Les années qui ont suivi l'obtention de l'Appellation d'Origine "simple" avaient été marquées par de multiples affrontements concernant des points techniques, qui traduisaient en fait des conflits d'intérêts opposant les producteurs fermiers aux entreprises laitières. Les premiers en fondant la protection de leurs produits sur le maintien de la fabrication "traditionnelle", cherchaient à en exclure les industriels laitiers dont les choix techniques s'écartaient d'après eux de l' "authenticité" des "usages locaux, loyaux et constants". Plusieurs exemples illustrent ces débats et les enjeux qu'ils recouvraient. Ils ont concerné aussi bien le mode de chauffage du lactosérum, le report de fabrication ou la définition de la "DLC". L'implication des chercheurs a permis d'apporter des éléments de référence susceptibles d'alimenter les négociations entre les acteurs et de permettre des compromis capables de satisfaire les différentes parties. En créant un espace de dialogue, cette implication permet aujourd'hui la construction d'un dispositif de gestion collective. Car, pour cette structure interprofessionnelle, comme pour toute la filière laitière insulaire, cette certification est une innovation. Ainsi, le dispositif lié à la mise en place de l'AOC ne peut être opératoire que si des contrôles sont eux-mêmes définis et acceptés collectivement pour garantir le respect de ces règles communes. La mise en place effective de ces moyens implique donc de continuer ce travail d'aide à la négociation pour ajuster ou réviser les normes retenues. Il se fait aussi bien par rapport à la pertinence des critères définis que par rapport à la valeur qui leur est attribuée. Dans ce cadre, des suivis de fabrications et des prélèvements ont été effectués dans un certain nombre d'élevages. L'analyse de ces suivis et de ces prélèvements permet de compléter les données déjà recueillies lors de précédents travaux, de mieux connaître la technologie de fabrication des fromages de lactosérum et, éventuellement, de modifier le précédent référentiel. Les premiers résultats, ajoutés aux obligations réglementaires propres aux produits laitiers, ont déjà apporté un certain nombre d'éléments aux responsables du syndicat interprofessionnel pour préciser le contenu des contrôles et améliorer la maîtrise des fabrications. Ils pourront aussi servir de fondement à la mise en place du futur service technique dont toute structure d'Appellation doit se doter afin d'aider les producteurs à la maîtrise des critères techniques liés à l'AOC. Parallèlement, la conception et la mise en place des contrôles nécessitent un investissement organisationnel considérable pour les professionnels insulaires. En étroite collaboration avec le Centre INAO de Bastia, visites d'exploitations, prélèvements et dégustations se sont ainsi multipliés au long d'une campagne "à blanc" de fonctionnement des Commissions d'Agrément de l'AOC. L'objectif était de tester les besoins logistiques et les capacités des professionnels à s'intégrer à la démarche, c'est à dire à accepter d'être contrôlés par leurs pairs, comme à participer eux-mêmes aux opérations de contrôle. Ainsi, l'AOC introduit une prise en charge plus responsable de la part des professionnels à qui incombent de nouvelles responsabilités, tant individuelles que collectives. L'exemple du Brocciu montre que la mise en place d'une AOC implique de nombreuses conditions. C'est une véritable construction, qui ne peut se réduire à un référentiel technique, car elle a aussi une forte dimension sociale à travers la mise en place de la structure de gestion collective. Ainsi, la certification d'un produit de terroir peut constituer un levier de développement de l'élevage dans les zones marginalisées dans la mesure où elle impose aux producteurs de s'organiser et où elle relie protection d'un produit régional au maintien de l'activité d'élevage. Elle peut donner aux producteurs le moyens de consolider une rente culturelle fragile, de mieux maîtriser le positionnement de leur produit et d'élargir leurs accès à des marchés rémunérateurs. La mise en oeuvre de cette certification nécessite l'explicitation et le renforcement du contenu patrimonial qui fonde l'identité du produit et qui peut faire obstacle à toute appropriation privative à travers le lien au lieu (races locales, modes d'exploitation du territoire) et l'ancrage dans une tradition (pratiques et savoir-faire locaux). Elle suppose une véritable solidarisation des acteurs du domaine d'activité considéré. L'expérience montre l'importance de la définition du produit et de ses conditions d'élaboration, mais la prise en compte des enjeux, l'intégration des intérêts de chaque catégorie d'acteurs, s'avèrent aussi indispensables pour mettre en dynamique une véritable volonté collective d'aboutir.